Résidence Festiv'art, Arros de Nay 2022 - Texte de Pierre-Jean Brassac, extrait de ‘Lettre à un ami peintre’ 2022

« Dessin : L’architecture lumineuse y règne en priorité »

Tu le vois, je te cite volontiers, ami Guillaume, toi le peintre, le philosophe, auteur d’une Métaphysique des traces.
La rencontre avec la personne et l’œuvre de Sophie Cohen Scali m’y incite vivement.

L’une des trois artistes en résidence de l’édition 2022 de Festiv’Arts1, elle a œuvré en duo avec Olivier Layus.
Leur libre choix a été de réaliser durant la semaine précédant l’exposition, une immense installation qui tenait du cocon, du tunnel.
Construit en matériaux naturels - bambou, papier et chanvre tissé - ce couloir végétal, aux finalités ‘multi-interprétables’
conduisait bien quelque part et formait, à hauteur d’homme, un lien entre le végétal et le corporel
.
Les références à Niki de Saint-Phalle n’ont pas manqué parmi les déclarations enthousiastes des nombreux visiteurs. Très visible, la recherche d’équilibre entre les matériaux... et aussi la contorsion des formes. Passage initiatique pour certain, catharsis pour d’autres : « quand on en sort on se sent bien... »
...

Sophie a peint des personnages jusqu’en 2015 ; pour l’heure, la figure humaine fait place à l’intensité d’une ode à la nature souvent pathétique et toujours aussi virtuose que minutieuse, inspirée par les bois, les textiles, comme le montre sa récente exposition à la galerie Égrégore.

Une culture du nomadisme imprègne l’œuvre de Sophie. Or, pour gagner sa reconnaissance sociale, le nomade doit absolument transcender sa démarche et ses réalisations. L’art en est la voie royale. Tu me permettras, Guillaume, de citer Aristote, pour qui le nomadisme incite l’être humain soucieux de sa dignité à une sublimation de sa mobilité, faute de quoi les foules l’infériorisent. C’est là toute l’histoire des diasporas, elles-mêmes traits d’union entre les cultures du monde.

Ce qu’il y a d’intéressant dans le mot même de nomadisme, c’est que, en lui, continue de résonner son sens premier, celui d’une quête de nourriture, aujourd’hui au sens abstrait d’une permanente mobilité orientée sur la recherche d’une nourriture intellectuelle et artistique. La variante contemporaine du nomadisme, appliquée à celui qui voyage muni des attributs de la modernité, exprime encore cette quête, il est vrai plus esthétique et intellectuelle que nutritive. Cela, Sophie Cohen Scali le résume en une phrase forte et définitive : « Dans ma tête, ma valise est toujours prête »

Disséminée de par le monde, sa famille rend nécessaire cet état d’esprit.
Sa grammaire picturale et son vocabulaire sont émaillés de substantifs qui s’y réfèrent : grands espaces, océans, entre terre et mer,
ambulants - toutes expressions et indices qui feraient le bonheur d’un praticien de la stylométrie.

Depuis quelques années, dans le choix de ses supports, le papier supplante la toile sur châssis et le panneau de bois. D’ailleurs, dit-elle, « Je ne suis pas peintre, je dessine, j’aime les traits marqués.» Ses dessins expriment le besoin perpétuel de mobilité. Elle « réconcilie le dessin et le dessein, » selon l’expression des auteurs de « Ce qui ne peut être volé.», Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio*. Ici, c’est une fenêtre circulaire, tressée pour ouvrir sur le lointain, et suivre la course folle d’objets aériens. Là, c’est un pliage. Plus loin, ce sont nos frères immobiles, les arbres, qui reçoivent les honneurs de la dessinatrice.


Esthétique de la quotidienneté


Des sachets du thé quotidien entrent dans l’œuvre dessinée. Les traces de l’existence humaine, de la vie matérielle, demeurent
dans les objets. Toi, Guillaume, tu as ton sable, que tu répands sur le papier avant d’y étaler la gouache.
Sophie, elle, use des ingrédients matinaux. L’empreinte de la quotidienneté marque au mieux le point de départ de l’intention, de la réflexion artistique : l’éveil, le thé pour le corps, la pensée avant le geste, puis l’atelier où se matérialisera l’idée.
C’est la sublimation des éléments concrets pour servir l’esprit.
Ainsi, des petits sachets de thé forment-ils la trace métaphysique de tout cela.
Forte de son esprit nomade, qui vaut aussi pour les lieux où elle expose, elle persiste : «L’essentiel, c’est que mon travail soit transportable. »

Voici peu, Sophie a donc exposé à la galerie Égrégore, à Casteljaloux. Pour elle, cette exposition constituait le prolongement d’une série sur les thèmes de l’Enracinement et de l’Envol, autres vocables du vaste champ lexical recouvrant le mouvement.
Car les racines, au sens ou Simone Weil l’entend, sont dans le monde. L
’humain n’est pas un arbre. La considération métaphorique de l’être enraciné est une abstraction.
Les racines, ce sont tout autant les cultures, les traditions, l’histoire, les langues, que les espaces où se déroulent les existences humaines.
Simone Weil montre que ces racines sont à l’origine des besoins fondamentaux de l’être humain.
« Est-ce qu’on emporte la terre[-mère] à la semelle de ses souliers ? »

Oui! Peut-on répondre à Danton Il est des racines qui sont d’abord culturelles, mentales, affectives...
Notons que l’on retrouve ici les deux bornes métaphysiques qui énergisent la création de cette artiste,
avec le couple interrogatif ‘demeurer ou partir ’.



* Tracts Galiimard, grand format, Mai 2022
*Danton à Legendre qui le prévient en mars 1794 d’un danger et l’exhorte à s’exiler